Stranger Visions - Exposition Centre Pompidou 2017

Stranger Visions – Exposition Centre Pompidou 2017

Oeuvre: Stranger Visions

Artiste: Heather Dewey-Hagborg, avec le support de Eyebeam et sous l’encadrement de Genspace et NYU’s Advanced Media Studio

Objets: Matériel génétique, logiciel développé par l’artiste, impression 3D

Année: 2012 – 2013

Dernière exposition: 15 mars 2017 – 19 juin 2017, Galerie 4 du centre George Pompidou

 

Dans cet article nous étudierons la démarche artistique et la réflexion critique de l’artiste et biohackeuse pennsylvanienne Heather Dewey Hagborg. Dans son projet Stranger Visions,  elle imprime des visages 3D d’inconnu.e.s à partir de traces que ces personnes ont laissées derrière elles. Dans ce travail pluridisciplinaire aux frontières de la médecine légiste, elle espère instaurer un dialogue public sur la question de l’émergence possible de la surveillance génétique (1).

 

L'artiste Heather Dewey-Hagborg avec ses impressions 3D

L’artiste Heather Dewey-Hagborg avec ses impressions 3D (projet Radical Love)

« La question derrière Stranger Visions m’est venue alors que j’étais assise lors d’une session de thérapie. Alors que je fixais une impression au mur, j’ai remarqué que le verre qui la couvrait était craquelé et qu’il y avait un cheveu dans la fissure. Je suis devenue fascinée par ce cheveu. A qui appartenait-il? A quoi pouvait bien ressembler cette personne, que pouvait-elle bien faire, penser? Jusqu’à quel point pouvais-je connaître quelqu’un à partir d’un seul de ses cheveux? […] Sur le chemin du retour cette après-midi j’ai commencé à remarquer tous ces objets génétiques, tous ces indices, jonchant les trottoirs, les bancs des métros et les rues. Je me suis dit que si je pouvais extraire l’ADN de ces objets, j’aurais une assez bonne idée de qui était la personne qui les avait laissés. » (2)

La partie informatique de ce travail est accessible de façon simplifiée grâce aux ressources partagées par l’artiste et d’autres bio-hackers : nous développerons les deux « protocoles » en parallèle.

Indices génétiques

Indices génétiques

Heather Dewey-Hagborg commence par relever des échantillons autour de chez elle à Brooklyn, New-York. Elle cherche ensuite à analyser l’ADN de ces « indices » pour identifier des traits spécifiques comme « le genre, la couleur des yeux, les structures faciales et l’ascendance ». Ces traits spécifiques sont appelés phénotypes.

L’artiste commence par extraire elle-même l’ADN avec un kit « DNA Investigator Kit » disponible chez Qiagen pour 262 euros.

Puis elle en amplifie certaines régions avec la technique de la réaction en chaîne par polymérase. Les fragments d’ADN ainsi extraits sont ensuite envoyés dans le laboratoire de biotechnologie de Brooklyn Genspace pour être séquencés. A partir de la séquence de l’ADN, on peut étudier les polymorphismes nucléotidiques ou SNP de l’anglais single nucleotide polymorphisms. Un SNP est la variation d’une seule paire de bases du génome, entre individu.e.s d’une même espèce. On détermine l’allèle présent pour un SNP particulier.

 

Polymorphismes nucléotidiques de l'ADN

Polymorphismes nucléotidiques de l’ADN

Les SNP sont des outils permettant d’identifier des génotypes

L’artiste organise des ateliers où l’on travaille directement à partir de fichiers de données brutes en libre partage dans lesquels on cherchera directement les SNP. Sur github.com ou le site du Personal Genome Project, on trouvera des fichiers de données brutes 23andme.

 

Les résultats d'un certain Thibaud qui présente ses résultats sur son blog

Les résultats d’un certain Thibaud qui présente ses résultats sur son blog

 

Ce service d’analyse génétique personnelle propose une analyse de vos ascendances et de vos traits génétiques à partir d’un échantillon de salive, pour la somme de 99 dollars. On trouve sur Youtube plein de vidéos de personnes révélant leurs « origines » (23% Français, 10% Irlandais, etc.). Un exemple de vidéo ici.

 

Voici un exemple de fichier de données brutes en libre partage sur github.

Code ADN

Code ADN

 

C’est un fichier contenant des centaines de milliers de marqueurs dans lequel l’artiste va chercher des SNP spécifiques qui sont corrélés avec des phénotypes, c’est-à-dire des traits physiques. L’acte d’inférer l’apparence physique d’une personne à partir d’un échantillon organique s’appelle forensic phenotyping. Heather Dewey-Hagborg affirme que cette méthode est déjà utilisée en médecine légiste et en criminologie (4). Pour trouver les SNP, il est possible de les chercher manuellement ou bien d’utiliser des outils en libre partage. Pour cela, il y a plein d’informations sur le site snpedia ou gedmatch.

L’artiste considère que certains traits sont simples et directs, par exemple le genre, qu’elle identifie avec la seule présence d’un chromosome Y. D’autres sont complexes comme la couleur des yeux qui demande d’observer plusieurs SNP et d’établir une probabilité. Il faut bien garder à l’esprit que les SNP ne sont pas des gènes mais ils permettent de dire qu’une personne est susceptible d’avoir un trait si elle partage cette même variation parmi beaucoup d’autres personnes qui ont ce trait. Par exemple dans la vidéo du test 23andme, la personne avait les yeux bleus alors que la probabilité était de moins de 25%.

De son côté l’artiste développe depuis 2013 un code python qui regroupe ces différents outils et commence à considérer les interactions entre les SNP. Ce programme interprète donc un fichier 23andme en un profil phénotypique. Il fonctionne avec Python 2.7.

Extraire l’ADN et le traduire en code est un processus qui prend plusieurs mois.

A l’issue de cette étape, on doit être capable de remplir cette fiche de phénotype, partagée par l’artiste.

Phénotypes déterminés

Phénotypes à déterminer

 

Nous pouvons ensuite traduire ce profil phénotypique en générant un visage à l’aide du logiciel Facegen après avoir installé le modèle supplémentaire grâce à cette vidéo.

 

Interface Facegen

Interface Facegen

 

Avec Facegen, on peut exporter un visage étanche et imprimable en 3D qu’on imprimera ensuite avec une machine Z Corporation en couleur (encre en poudre).

 

Enfin, voici comme Heather Dewey-Hagborg présente son travail lors de ses expositions (5) :

 

sample4_box-cropped

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sample2-2

sample2-5

 

Portrait and samples from New York: Sample 4
1/6/13 12:20pm
Myrtle ave. and Himrod St. Brooklyn, NY

MtDNA Haplogroup: T2b (European)
SRY Gene: absent
Gender: Female
rs12913832: AA
Likely Eye Color: Brown
rs4648379: CT
Slightly smaller nose size
rs6548238: TT
Slightly lower odds for obesity

 

Réflexions critiques

Au vu des paramètres auxquels on a accès sur l’interface de Facegen (plus ou moins attirant ou monstrueux, plus ou moins féminin ou masculin), on se rend compte que cette méthode est réductrice : où entrer les probabilités complexes que nous venons de déterminer ?

On peut se rassurer en se disant que Facegen est avant tout un logiciel fait pour construire un modèle 3D à partir d’une photo et pas pour générer un visage à partir de données ADN.

Mais pour celles et ceux qui savent coder, est-il possible d’échapper au réductionnisme, cette tendance qui consiste à réduire les phénomènes complexes à leurs composants plus simples et à considérer ces derniers comme plus fondamentaux que les phénomènes observés ?

Dans son article « Sci-fi Crime Drama with a Strong Black Lead », Heather Dewey-Hagborg se positionne sur le fait que selon elle, la technologie qu’elle utilise n’est pas assez précise et impartiale pour être utilisée dans des enquêtes criminelles. Elle exprime son inquiétude de voir cette technique devenir une nouvelle forme de profilage racial cachée derrière l’apparence de l’objectivité scientifique.

La race en génétique

Parmi les traits physiques qu’il faut déterminer on a bien remarqué qu’il y avait ce qu’Heather nomme « ethnicité », « ascendance biogéographique » ou « race ». Bien que la race n’existe pas au niveau génétique, les scientifiques peuvent la créer de toutes pièces en corrélant de grandes quantités de données selon des catégories racistes. Ce désir de trouver des corrélations qui montreraient l’existence de races tout en niant qu’elles existent est ce que le sociologue Troy Duster appelle « la réinscription moléculaire de la race ». Les sociologues Lisa Gannett et Alondra Nelson ont écrit sur ce phénomène et les enjeux qu’il implique.

Dans son article, Heather explique que les algorithmes qu’elle utilise pour paramétrer ses visages fonctionnent à partir des données de reconnaissance faciale. Or ces logiciels sont toujours nourris à partir des catégories anthropométriques qui étaient utilisées au 19e siècle pour catégoriser les races !

Un des « scientifiques » qui a voulu catégoriser l’humanité selon des critères physiques était l’eugéniste Francis Galton, un cousin de Charles Darwin. Son travail scientifique a consisté à prendre plein d’images et à les composer pour trouver des types comme par exemple :

Les femmes malades de la syphilis selon Francis Galton

Les femmes malades de la syphilis selon Francis Galton

Ou encore:

Les Juifs selon Francis Galton

Les Juifs selon Francis Galton

Il ne verra aucun problème à partager largement ces travaux complètement subjectifs et à stigmatiser ces personnes depuis sa position privilégiée de « scientifique ».

Selon les mots d’Heather Dew-Hagborg : « la détermination du phénotype à partir de l’ADN est donc le dernier maillon d’une chaîne de technologies qui prétendent utiliser la science pour classifier des types de corps dans des catégories construites socialement comme la race et le genre. »

 

Le biais inductif en programmation

Elle dénonce le fait qu’on a tendance à regarder les systèmes techniques comme des boîtes noires neutres mais qu’elles contiennent et dissimulent toutes les préconceptions et les intérêts des personnes qui les développent. C’est le biais inductif, c’est-à-dire le spectre d’hypothèses que fait la personne lorsqu’elle programme un apprentissage automatique.

N’oublions pas que toute cette technologie repose sur des probabilités et des statistiques, avec lesquelles on « nourrit » l’algorithme.

On commence avec une base de scans 3D de visages et des échantillons d’ADN. Ces scans sont traités pour créer un « espace de visages » ou face space, qui est une représentation probabiliste de tous les visages possibles, dessinés à partir et limités par notre base de scans 3D. Enfin, on cherche des corrélations entre l’ADN et la forme du visage à travers ce même filtre raciste qui suppose que les caractéristiques « européen » et « africain » sont deux opposés d’un spectre de visages. On retrouve la même chose avec le genre sur Facegen, de très masculin vers le haut à très féminin tout en bas.facespace

De la même façon que Francis Galton choisissait les catégories dans lesquelles il classait les gens, les personnes qui développent ces algorithmes choisissent l’échantillon d’étalonnage selon leurs propres conceptions de ce qu’est un « échantillon représentatif » de la population, ou la « diversité ethnique ».

Par exemple l’étalonnage du Basel Face Model, à partir duquel Heather Dewey-Hagborg a travaillé est décrit dans cet article scientifique de l’Université de Bâle en Suisse:

« […] un échantillon représentatif de la population visée. Le set d’information d’essai pour le Basel Face Model représente les scans des visages de 100 femmes et 100 hommes, pour la plupart européens. L’âge de ces personnes varie entre 8 et 62 ans avec une moyenne d’âge de 25 ans. Leur poids est compris entre 40 et 123 kg, avec une moyenne de 66 kg. Chaque personne est scannée trois fois avec une expression neutre, et le scan à l’apparence la plus naturelle est sélectionné. »

Ce logiciel est donc entraîné avec une majorité de visages catégorisés comme « européens », tendant à reproduire cette norme lors de la modélisation de nouveaux visages.

A aucun moment dans l’article les 5 personnes qui l’ont co-écrit ne mentionnent le biais inductif ou le fait qu’elles sont conscientes que ce travail est limité par leur propre subjectivité, leurs propres représentations. Qui sont ces auteurs ? Sont-ils eux-mêmes représentatifs de la population qu’ils prétendent viser ?

Pour développer son programme, Heather Dewey-Hagborg entraîne une nouvelle version de l’algorithme du Basel Face Model, à partir des bases de données de reconnaissance faciale FERET. Selon elle ces images seraient plus représentatives de la composition ethnique des Etats-Unis. Pour ce travail, elle utilise matlab et python et utilise la librairie Biopyhon.

La hackeuse n’a pas encore décidé si elle voulait partager ce programme librement car elle affirme ne jamais avoir eu l’intention de créer un « kit pour portrait génétique ».

Enfin, l’artiste invite à garder un esprit critique et pose la question suivante : « Qui aura accès à cette information ? Et qui aura le pouvoir de l’utiliser contre vous ? ».

 

Pour en savoir plus voir :

https://deweyhagborg.files.wordpress.com/2014/10/sv_workshop_tech.pdf pour l’explication de la détermination de la race en génétique

https://thenewinquiry.com/sci-fi-crime-drama-with-a-strong-black-lead/ pour la critique que fait l’artiste vis-à-vis de l’utilisation de cette technologie dans des enquêtes criminelles

https://deweyhagborg.wordpress.com/2012/07/09/stranger-visions-software/ pour plus d’explications sur le biais inductif

 

Nous gardons donc l’esprit critique et nous demandons : « Puisque l’artiste annonce qu’elle est critique vis-à-vis du déterminisme génétique : pourquoi son œuvre laisse-t-elle croire qu’il est possible de savoir à quoi ressemble précisément une personne à partir d’une trace de salive ou d’un cheveu ? »

Elle critique les biais des scientifiques et le risque de profilage racial, questionne l’échantillon représentatif (« and what is representative anyway ? ») mais se base sur le travail de ces mêmes scientifiques pour développer son logiciel, prétendant avoir accès à une meilleure représentation ethnique de la population.

Elle mentionne également le fait que ce sont les personnes de pouvoir qui pourront manipuler ces technologies et les utiliser dans leur intérêt mais ne semble pas penser que c’est déjà le cas puisque les personnes qui les développent ont la visibilité et les moyens pour le faire (tout le monde n’a pas accès au coûteux matériel d’extraction de l’ADN par exemple). Elle a l’air d’avoir conscience que malgré ses études scientifiques, ses Stranger Visions sont une création subjective mais elle ne semble pas interroger ses propres privilèges de blanche des Etats-Unis.

Si elle mentionne une fois que le genre est une construction sociale, elle ne remet pas en question cette construction lorsqu’elle détermine qu’une personne est un homme à partir de la seule présence d’un chromosome Y et qu’elle le représente selon les critères de la masculinité hégémonique.

En voyant son œuvre exposée au Centre Pompidou, je n’étais pas en mesure de comprendre ce qu’elle critique, au contraire cela m’a laissé croire qu’il était possible d’obtenir dans les moindres précisions le visage de quelqu’un à partir de son ADN.

Pourquoi avoir représenté un échantillon : un visage ?

Il aurait été intéressant au contraire de dénoncer ces partis-pris et préjugés des scientifiques privilégiés en faisant varier les paramètres du code suivant la définition qu’on donne au profil « européen » par exemple. Ou démontrer qu’on est loin de tout savoir en ne montrant que ce qui est déterminé de façon certaine, c’est-à-dire rien puisqu’on n’obtient que des probabilités. On aurait aussi pu dénoncer les stéréotypes de genre en créant des milliers de visages à partir d’un ADN.

Je pense que le travail d’Heather n’est pas pertinent dans le sens où on devrait comprendre ce qu’elle critique du premier coup d’œil.

Elle dit vouloir provoquer les gens en leur montrant que tôt ou tard n’importe qui pourra obtenir leurs informations personnelles en collectant leurs traces d’ADN. Avec le produit fini qu’elle présente, elle alimente les croyances réductionnistes et n’illustre pas sa réflexion critique de la technologie phénotypique.

 

Notes:

(1): source: http://deweyhagborg.com/projects/stranger-visions

(2): source: https://dublin.sciencegallery.com/growyourown/strangervisions

(3): source: article Technical Details de son blog

(4): Elle cite cet article dans le PDF de la présentation de ses ateliers: http://www.theverge.com/2014/7/20/5916661/the-most-advanced-police-sketch-ever-might-solve-cold-cases

(5): http://deweyhagborg.com/projects/stranger-visions

Sources:

Le blog d’Heather Dewey-Hagborg:

https://deweyhagborg.wordpress.com/2013/06/30/technical-details/

https://deweyhagborg.wordpress.com/2014/10/06/stranger-visions-workshop/

https://deweyhagborg.wordpress.com/2012/07/09/stranger-visions-software/

Le Basel Face Model:

http://faces.cs.unibas.ch/bfm/main.php?nav=1-0&id=basel_face_model